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lundi 7 octobre 2019

Liszt et le récital

https://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20160805.OBS5917/le-jour-ou-liszt-a-invente-le-recital.html
Littré a peut-être connu la chose, mais ignore le mot «récital». Mallarmé le cite en anglais, sans accent et entre guillemets (1872) ; et l'édition de 1932-1935 du Dictionnaire de l'Académie, jamais pressée, l'ignore encore. C'est un pianiste et compositeur, Franz Liszt, qui inventa la chose et reprit le mot anglais, à Londres, en 1840. On pouvait lire, placardées sur les Hanover Square Rooms, ces affiches :
Mr. Liszt will give, at Two o' clock on Tuesday morning, June 9, RECITALS on the PIANOFORTE on the following works : Scherzo and finale from Beethoven's Pastorale Symphony, Serenade by Schubert, Ave Maria by Schubert, Hexameron, Neapolitan Tarentelles, Grand Galop chromatique. La presse se demande aussitôt: «How can one recite on the piano ?», ou qualifie l'entreprise de «curious exhibition». On voit que la chose n'est guère habituelle. Liszt a essayé d'autres formulations: «monologue pianistique», «soliloque musical», sans succès. Et c'est un musicien anglais, Frederick Beale, auquel s'ouvre un Liszt désireux de nommer son entreprise, qui lui suggère celui de recital (déclamation publique, et par cœur). Chaque pièce déclamée (ou chantée) était un recital. D'où le pluriel de l'affiche.

Le concert payant existait. En 1725, Philidor, qui est plus resté dans l'Histoire comme joueur d'échecs que comme compositeur, avait fondé le Concert spirituel: une institution qui permettait à tous, et non à un seul public d'invités, d'écouter de la musique pour elle-même, et non pas relativement à une pratique politique ou religieuse, et en payant sa place: un véritable tournant dans les pratiques sociales. Et l'on peut remonter plus loin, avec la famille Barberini, qui avait construit un Opéra de 3000 places à Rome, et inventé l'opéra public et payant à Venise en 1637.
Mais Liszt est le premier à avoir eu l'idée de jouer par cœur tout un programme devant une salle d'anonymes payants, à garder en tête ce qu'on appelle aujourd'hui un «répertoire» (qui allait de Bach à Chopin), à placer son piano de telle sorte que le couvercle renvoie le son vers la salle, et tout cela en étant seul sur scène. «J'ai osé donner une série de concerts à moi tout seul, tranchant du Louis XIV, et disant cavalièrement au public : le concert, c'est moi.»
Parfois, il jouait sur deux pianos différents, parce qu'il en cassait fréquemment les cordes, mais aussi pour qu'on pût admirer ses deux profils. Hugues Schmitt, dans un article consacré à cette performance, rappelle que Liszt était une sorte d'orateur de la musique. Voilà pourquoi le mot recital lui allait: il était un tribun, un héros, un demi-dieu ; il cite les pages bien connues de Mme Boissier, la mère d'une élève du pianiste-compositeur: «Liszt dit une phrase musicale comme personne», il «déclame comme un grand acteur, cherchant avec ses doigts à atteindre l'expression juste», il «se sert de la musique comme d'un langage énergique, propre à tout».
Jusqu'à lui, les «récitals» étaient donnés dans des salons (ou bien dans un bistrot, comme faisait Bach), devant un public choisi, qui ne payait pas toujours, et par de vulgaires domestiques, nommés Mozart ou Haydn. (Seul Beethoven, à la force du poignet, s'était imposé comme un égal des aristocrates qui l'écoutaient. «Des princes, avait-il dit à l'un d'entre eux, il y en a et il y en aura encore des milliers. Il n'y a qu'un seul Beethoven.»)
C'est que Liszt n'a pas seulement inventé le récital moderne, et avec lui le récitaliste moderne, car son exemple fut suivi par des musiciens qui furent les premiers interprètes professionnels (Hans von Bülow, Carl Tausig, mais aussi des quatuors, des chefs d'orchestre): il a inventé la célébrité. La vraie, celle qui pénètre dans toutes les couches sociales.
On n'imagine pas les délires populaires qui l'accompagnaient en tournée, les cortèges, les fêtes. On conservait ses fonds de cognac, ses mégots de cigare. Le critique Vladimir Stassov écrit: «Beaucoup perdaient la raison. Tous voulaient la perdre.» En inventant le récital, Liszt a inventé le show.
Jacques Drillon

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