https://blog.antoineherve.com/eloge-de-la-lenteur-ou-comment-travailler-linstrument-73cedd31d91d#.tf568rdhj
"Il y a des moments dans la vie d’un instrumentiste où rien n’y fait, ça résiste, on ne trouve pas la solution pour progresser et parvenir à un résultat convenable.
Parfois
même, la motivation en fait les frais.
Alors
comment faire et quelle méthode de travail adopter?
Il existe
une méthode à laquelle on ne pense pas immédiatement, mais qui est d’une
efficacité redoutable : travailler très lentement et suffisamment afin de
donner au cerveau le temps de l’apprentissage, sans le stresser, par exemple en
exigeant des prouesses irréalisables telles que restituer une page ou une
grille d’improvisation sans même avoir pris le temps de l’étudier à fond, sous
tous ses angles et tous ses aspects.
Plus ça
résiste et plus il faut commencer très très lentement, et très très longtemps!
Après quoi,
le cerveau restituera n’importe quelle oeuvre à la vitesse souhaitée, avec le
sourire et dans la détente.
Et puis la
lenteur est le clé du plaisir. Alors hâtons-nous lentement.
Méthodologie et effets ressentis :
Je mets mon
métronome sur quarante cinq et je travaille une partition écrite ou une
improvisation sur une grille. Puis je recommence en incrémentant le métronome
de cinq points, à cinquante bpm. (Beat Per Minute). Difficile de sentir
l’accélération à ce tempo, et pourtant…
Je
recommence le processus plusieurs fois. Entretemps, mon rythme cardiaque a
ralenti, la fréquence de mes ondes alpha également, ma concentration est
stable, je suis plus calme.
Le temps a
passé, mais je ne lui accorde plus la même importance, il devient pure
illusion, son emprise sur moi s’estompe. La voix angoissante qui susurre
« tu perds ton temps » s’est enfin tue. Plusieurs heures sont encore
passées mais je ne ressens aucune fatigue et mes muscles sont de plus en plus
détendus, j’y veille constamment. Le placement de mes mains, poignets, coudes
et doigts est devenu naturel, optimisé, afin de rendre ces derniers les plus
disponibles possibles à l’instant « T », là où ils doivent se placer
au mieux pour jouer sans effort. Je suis rentré dans un rythme régulier et
répétitif. Mon esprit est vif et clair, disponible et éveillé. Un horizon
apaisé et plein de possibles s’ouvre alors à moi.
Contrairement
à la sensation du début, je ne perds pas mon temps, j’investis du temps au
démarrage pour le récupérer plus tard avec en prime l’acquisition d’une base
technique et musicale solide.
Car les
déplacements et les doigtés sont progressivement enregistrés avec pour
conséquence une relaxation et une confiance qui résout petit à petit toutes les
tensions dues à l’incertitude, aux déséquilibres, à l’urgence de trouver une
solution même bancale pour jouer les notes sans savoir exactement où elles se
situent, ni avec quel doigté les attaquer. Idem pour les nuances, les
dynamiques et les phrasés.
Economie de mouvements
Mes
mouvements sont réduits au strict nécessaire, mes mains ne bougent pratiquement
plus, aucun geste parasite ne vient perturber le minimum requis pour jouer ce
que j’improvise ou la musique écrite que j’interprète.
Je me
souviens de mon professeur d’aïkido lors des randoris (combats en fin de cours)
ou on l’attaquait à plusieurs à la queue leu-leu, il ne bougeait pratiquement
pas, était très ancré au sol (le « Ki »), mais personne ne parvenait
à le toucher car sa défense était réglée au millimètre près, un simple geste du
bras très bien placé suffisait. Nous étions projetés à gauche et à droite avec
la même énergie que celle qu’on utilisait pour l’attaque, énergie qui se
retournait contre nous, principe de base de cet art martial sublime.
Une économie
absolue de la dépense musculaire est fondamentale dans toute pratique sportive
ou instrumentale.
Observez un
débutant sur des skis, sur des patins à roulettes ou à glace, on a mal pour lui
tellement il fait de gestes contre-productifs et dangereux!
Comment
espérer programmer les bons gestes en jouant autrement que très lentement au
début?
Même un
tempo médium lent est encore trop élevé pour « programmer » tout ce
qui est nécessaire à l’exécution parfaite d’une oeuvre.
Combien de
temps et de motivation faudra-t-il ensuite perdre pour déprogrammer les mauvais
gestes appris dans la précipitation d’un mauvais début?
L’imagination au service de l’apprentissage
Lors de ce
genre de pratique, le corps évolue lentement. Je m’imagine et reproduit au
piano un film montrant au ralenti la course d’un guépard. Je peux alors
décomposer et reproduire la sur-extension de ses membres tendus à l’extrême qui
reviennent à l’inverse se croiser au maximum, encore et encore. Je ne joue pas
lentement, je simule un jeu rapide au ralenti, ce qui est très différent.
Mais ce qui
est important, c’est que le cerveau fonctionne, lui, à plein régime. Une quantité
très importante de paramètres peuvent être pris en compte pendant ce travail
lent. Je peux me concentrer sur la vitesse de descente des touches pour
maîtriser les nuances et le toucher, fixer les doigtés, programmer les gestes
et les déplacements des coudes et des poignets, les écarts latéraux des doigts
(les empreintes) pour jouer les accords, le fait de bien prendre la touche au
milieu à chaque attaque.
A ce propos,
j’imagine par exemple, lors de cette méditation en action, que je tire à l’arc.
Peu importe que je regarde ou pas la cible, en l’occurrence le milieu de la
touche visée. Je la mentalise. Lorsque je décoche la flèche, je sais qu’elle va
parvenir au but car c’est au moment où j’en ai eu la vision interne.
Idem pour le
placement rythmique. Là aussi le concept de « milieu » du temps, ou
légèrement « en avance », ou légèrement « derrière » le
temps est à l’oeuvre. Le métronome servant de repère-étalon pour tester
différentes solutions de placement rythmique alternatives, mais toujours
maîtrisées.
Le métronome
impose également de respecter les divers stades d’augmentation de la vitesse
sans céder à la tentation de jouer trop tôt trop vite et de perdre le contrôle,
d’être « joué » par ses doigts.
Ce qui est
remarquable, c’est que tout ceci constitue un apprentissage extrêmement précis
car, au même moment, le corps et l’esprit fusionnent et apprennent en
mémorisant tout, comme si nous étions devenus un magnétophone. Tout ceci sera
restitué dans la vitesse, on a peine à y croire au début. C’est comme reculer
pour mieux sauter.
L’anticipation
Lors de
l’exécution finale, l’anticipation sera la clé indispensable pour pouvoir
« voir venir » et résoudre d’éventuels problèmes dus à quelques
millisecondes de déconcentration, d’hésitation, de mini trou de mémoire. C’est
un peu comme la mémoire tampon d’un lecteur vidéo en ligne. La barre de
chargement est en avance par rapport à celle de la lecture. De temps en temps
l’intervalle entre les deux se rétrécit quand le chargement stoppe
momentanément alors que la lecture se poursuit à une vitesse stable. Mais
lorsque la barre de lecture rejoint celle du téléchargement qui s’est complètement
arrêtée, il n’y a plus d’espace pour la mémoire tampon, et la lecture vidéo
stop net.
Lorsque l’on
joue « au tempo », que ce soit improvisé ou non, un manque
d’anticipation nous met « en danger » permanent et créé de la tension
invalidante. Impossible de corriger à l’avance quoique ce soit, on évolue à taton,
le nez sur l’obstacle, sans le recul indispensable pour résoudre les problèmes
que l’on voit pourtant venir.
Cette
anticipation peut être de l’ordre de quelques millisecondes jusqu’à quelques
mesures, voire plus encore. Il peut même y avoir plusieurs plans d’anticipation
différents et superposés en simultané afin de prévoir également la forme à
venir, les plans de nuances, les modifications de couleur ou tout événement qui
va rendre l’exécution intéressante.
L’anticipation
est également la base de l’art du déchiffrage…et de la gestion en général.
Cette
anticipation se travaille, s’apprend, se programme. On habitue notre cerveau à
anticiper en même temps qu’on apprend les notes, les accords et les doigtés.
L’anticipation doit devenir un réflexe au même titre que tout le reste. C’est
notre assurance. Anticiper doit être une tâche de fond présente lors de tout
processus d’apprentissage et ce, dès le début.
Or, dans la
lenteur, cet apprentissage de l’anticipation nécessite parallèlement
d’accélérer le processus de la pensée, de la mentalisation.
Plusieurs vitesses superposées
Si bien que
l’on se retrouve à gérer plusieurs plans de vitesses différents et
simultanés : ceux de la lenteur d’exécution des muscles, des doigts,
coudes, poignets et mains d’une part, ceux de la pensée en action a contrario
rapide et ceux de tous les éléments que l’on veut inclure dans le dossier
« anticipation » d’autre part.
Ces derniers
peuvent se situer dans une réalisation à courts ou moyens termes et réclamer un
traitement plus ou moins rapide par la pensée, voire ultra rapide lorsqu’il
s’agit de haute virtuosité ou de superposition de contrepoints lors d’une improvisation.
Petit voyage métaphysique
Cette
superposition de plusieurs vitesses est un phénomène que l’on peut retrouver
dans beaucoup d’autres domaines de la vie quasiment à l’identique. Nous
évoluons probablement dans une onde sinusoïdale lente, dans laquelle
s’incrustent d’autres sinusoïdales à multiples fréquences. Prenez par exemple
les mouvements qu’effectue la terre dans sa rotation autour du soleil. Elle
oscille de tous côtés, tourne sur elle-même, tourne autour du soleil, le tout
forcément à des fréquences différentes et simultanées.
Ou bien
visualisez les rythmes de nos vies et leur différentes fréquences,
représentez-vous sur un schéma imaginaire leurs cycles en terme de secondes,
minutes, heures, journées, semaines, mois, années, décennies, siècles, vie,
etc…Maintenant, superposez tout ceci sur un instant « T ». Le concept
de temps horizontal n’existe plus. Dans cette méditation, le temps se conçoit
de manière verticale. Tout existe ici et maintenant, et, si l’on va au bout de
ce concept, l’instant est parfait.
Et, pourquoi
pas, l’espoir peut enfin renaître! Puisque « avant » on y peut plus
rien, et « après », on ne sait rien encore.
Dans ce cas,
pourquoi se presser? Pourquoi ne pas apprécier pleinement et faire durer le
plus longtemps possible cet instant parfait?
En
psychologie cognitive, on sait bien que derrière le message
« dépêche-toi » se cache un autre message : « n’aies pas de
plaisir »!
Dans ces
conditions, inutile de se demander pourquoi on perd la motivation.
Petite expérience à faire :
Essayez de vous promener pour une fois lentement, très
très lentement dans la rue, flanez sans but et observez tout autour. Observez
également ce qui se passe en vous une fois passée la sensation étrange du
début.
Le monde
vous sourira d’une manière inhabituelle, les choses s’offriront à votre attention,
vous entrerez dans le mode de l’observation et non plus dans celui de l’action.
De cette
manière, vous vous rendez disponible, et c’est justement là que réside la
condition indispensable pour parvenir à se concentrer.
La
concentration n’est pas un enfermement sur soi-même, mais au contraire une
ouverture et une disponibilité paisible au monde qui nous entoure.
Laissez donc
vos doigts exécuter les ordres de votre cerveau à qui vous avez laissé le temps
d’apprendre, tandis que vous méditez dans une attitude contemplative,
disponible, imaginative, libérée des peurs et des tensions, et ouverte au
plaisir ressenti grâce à cette lenteur en réalité toute relative.
Dans ces
conditions, pratiquer sera un plaisir, et y retourner, une urgence!
Ma propre expérience sur du Bach
Pour
travailler comme ceci trois préludes et fugues de Bach, il m’a fallu environ
deux heures par tranche de tempo. En partant de quarante cinq bpm et en
incrémentant de cinq bpm à chaque reprise de l’ensemble, j’ai casé quatre
passages de l’intégrale dans la journée, de quarante cinq à soixante cinq à la
croche, soit environ huit heures de pratique sans fatigue!
Je
recherchais la perfection, l’égalité absolue des attaques, et la possibilité de
me concentrer ultérieurement sur l’interprétation uniquement, sans penser du
tout aux notes du texte. Ces dernières devant être entièrement
« automatisées ».
Le résultat
au bout d’une dizaine de jours a été phénoménal! Je me suis mis à jouer à
grande vitesse les trois préludes et fugues. Tout coulait de source, égal, sans
aucune fausse note, avec une maîtrise intégrale de tous les paramètres. Je
voyais mes doigts jouer à toute vitesse, mais cette fois-ci, ma pensée était
totalement disponible et allait lentement, calmement, et ça m’a fait éclater de
rire tout en jouant…la dernière fugue du clavecin bien tempéré avec ses trilles
redoutables!
A partir de
ce stade, j’ai pu me consacrer totalement à l’interprétation, et là, je me suis
bien régalé!
Tout ceci
vous paraît incroyable? alors testez sur une dizaine de jours ce remède de
cheval sur quelques pages difficiles qui résistent, ou bien sur une grille
d’impro particulièrement rébarbative, ou toute autre pratique sportive,
artistique ou autre.
Après tout,
qu’est-ce que dix jours à l’échelle d’une vie de pratique laborieuse?
Mode d’emploi, posologie :
• Mettre le
métronome à quarante cinq sur les demi-temps ou sur les temps faibles (les
deuxièmes croches ou les temps deux et quatre) ou bien sur tous les temps au
choix.
• Jouer ces
pages ou improviser sur cette grille (ou sur quatre ou huit mesures en boucle
uniquement, au choix) en se concentrant sur la perfection des notes, du son et
des mises en place, les placements, la décontraction, la fluidité etc…
travailler l’anticipation! Entrer gentiment dans cet univers d’extrême lenteur,
dans cette méditation inhabituelle.
• Repérer
immédiatement les passages qui ne fonctionnent pas et les refaire plusieurs
fois à ce tempo très lent jusqu’à ce que la fluidité soit ressentie et qu’une
lecture intégrale soit faite sans aucune faute à ce tempo.
• Une fois
que le tout est joué sans faute à ce tempo, valider et augmenter la vitesse de
cinq points sur le métronome
•
Recommencer encore et encore jusqu’à parvenir à un tempo médium lent (env.
soixante dix bpm peut-être?). Surtout, ne pas aller au-delà.
• Refaire
pareil en repartant à quarante cinq bpm le lendemain et le sur lendemain
pendant une semaine à dix jours tous les jours sans jamais jouer au tempo
rapide pour ne pas détruire ce qui se fabrique en « enregistrant »
des défauts à notre insu.
Au bout de
dix jours, après une pause d’une journée ou deux, jouer pour la première fois
dans un tempo rapide, voire ultra rapide, le résultat sera étonnant!"
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